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House of Winter

La citation, l’hygiaphone, et l’horizon des dystopies

Le principe de la citation est inséparable de notre métier, et tout autant de l’activité en reflet du lecteur-qui-nous-lit.
Plus que les prix littéraires, les hommages de la Presse et l’approbation fugace des foules, c’est peut-être ce qui définit le plus une « oeuvre ».

Le contemplation de certains de ses particularismes, en cette époque de rotation et floutage rapide des informations, m’a pourtant laissée songeuse, ce mois-ci.

L’Art de la contrefac…itation

Il y a peu de temps, nous ‘fêtions’ l’anniversaire d’un bonhomme pour lequel je nourris une durable affection : Aldous Huxley.
Il est impossible, pour tout accro à la SF d’anticipation en général, et à la dystopie en particulier, de zapper l’auteur du prodigieux Brave New World (a.k.a Le Meilleur des mondes en français) et son appendice réflexif plus passionnant encore, Brave New World Revisited ( Retour au meilleur des mondes).
La pertinence terrifiante de sa vision reste un monument dont la silhouette n’est pas près de s’effacer de l’horizon de nos paysages. // On déplore seulement que, quitte à ce que ce fait soit universellement reconnu, on ne garde pas à l’esprit, de façon pour ainsi dire automatique, ses avertissement sur les mutations de nos sociétés, l’avènement de la « dictature invisible » et les méthodes de propagande qui asserviront à la fin (disait-il ; nous conjuguons désormais ce verbe au temps présent) l’humanité. //

D’une certaine façon, sa prescience est si exemplaire qu’elle produit de petits… débordements.
Pour l’exemple, cette citation qui ne cesse de tourner (jusqu’à être devenu un ‘pic’ sous de multiples versions et en diverses langues).

citation-huxley

C’est y pas magnifique / blastant / d’une effarante pertinence ? (yes it is).
Sauf que… vérification faite… le texte en question n’est pas dû à Huxley.
Il s’agirait en réalité de l’argumentaire de couverture  d’une édition française du Meilleur des mondes [ voir à ce propos le joli travail d’enquête et défrichage effectué ici ]
Le plus drôle étant que cet extrait a été ultérieurement traduit du français à l’anglais (langue de la VO), formant ainsi un étonnant « retour à l’envoyeur » frauduleux, la VF étant naturellement envisagée comme une traduction de cet original.

On se retrouve donc dans ce cas de figure passionnant où le rédacteur éditorial a fait un travail de représentation si exemplaire que son résumé se retrouve in fine confondu avec le travail original de l’auteur. On ne peut que saluer avec admiration sa performance, d’autant qu’elle reflète / encapsule bien la pensée de l’auteur et le propos du livre, en paraphrasant et condensant, simplement, tant le corpus principal que des préfaces ultérieures.
Mais… on ne peut aussi que tiquer, davantage, sur l’inexactitude qui en découle, puisque, après tout, des centaines ou milliers d’individus, sans regarder plus loin, attribuent yeux fermés ce passage à Huxley lui-même. (allant parfois, même, jusqu’à empirer cette inexactitude en citant un titre d’oeuvre pour l’extrait).

Concernant ce cher Aldous, le brouillage ne s’arrête pas là.
Voici un autre stupéfiant passage, distribué sous son label :

huxley-1

Cette diatribe, que Machiavel n’aurait pas désavoué dans son Le Prince, n’est pas due non plus, vous vous en serez doutés, à Huxley.
Certains aspects de ce texte — distribué en version plus étendue par ailleurs — levèrent d’ailleurs un doute légitime, qui fut lestement et rapidement tranché en l’attribuant, en lieu et place, à Günther Anders (in L’obsolescence de l’homme).
La réalité est autre, et nettement plus captivante : ce passage est dû à Serge Carfantan, et il s’agit d’une prosopopée. En substance, donc, l’auteur ‘fait parler’ le personnage de Huxley (et, par extension, Huxley lui-même), et le fait avec assez de véracité pour que la ‘copie’ puisse être prise pour l’original (sans, pourtant, que ce soit là l’objectif initial).
Cette projection et ce léger déplacement temporel (qui permet au protagoniste dire que les méthodes d’Hitler — en matière de conditionnement des foules — sont ‘dépassées’) illustre la façon dont la pertinence visionnaire d’Huxley se confirme dans la durée ; remarque que se faisait Huxley lui-même dans divers entretiens et dans Retour au meilleur des mondes.

La durable confusion sur la paternité des citations n’est pas un phénomène rare, ni nouveau.
Elle frappe, par exemple, une ligne magistrale attribuée à Winston Churchill, et que j’apprécie particulièrement : « where there is a will, there is a way » (que nous pourrions traduire bien *pauvrement* par : qui veut peut – ouille !). Dans certains cas, l’idée est assez fondamentale pour qu’il soit impossible, contrairement au cas d’Huxley, d’identifier l’auteur initial. Il en va de même pour de grandes citations humanistes que l’on trouvera successivement, dans un système de rotation propre à filer le tournis, attribuées à Martin Luther King, Gandhi, Nelson Mandela ou… Albert Einstein.
Plus aucun chat n’y retrouve ses petits.

Si le phénomène n’est pas nouveau, la migration rapide des informations sur notre bel Internet le mène vers son point d’implosion, en présentant une version boostée à la kétamine du fameux jeu du ‘téléphone arabe’ (dont je me demande soudain d’où provient le nom, d’ailleurs…). Toute information répétée de la bouche à l’oreille par x milliers de transmetteurs subit une prévisible altération, répétée à l’identique par x milliers d’autres transmetteurs, en cascade. Jusqu’à ce que la perte de définition de l’image aboutisse à un faisceau de moirages où l’IP de transmission initial — si ce n’est le sens lui-même, ce qui est plus grave — est totalement perdu.

Droit du sol vs droit du sang ?


En tant qu’auteure, cette perspective ne peut que me laisser — quoique amusée — intensément songeuse.

Il nous est habituel d’être mal lus / compris. Et tout autant que l’on se serve de citations issues de nos textes pour illustrer un propos sans aucun rapport, voire que nous récuserions avec la plus grande virulence.
À un certain niveau de diffusion, il nous faut nous attendre aussi à :
– Voir attribuées à d’autres certaines de nos lignes
– Nous voir attribuer la paternité des lignes d’un autre sans avoir rien demandé.

Le second cas est désobligeant et potentiellement très gênant, quel que soit le cas de figure, s’agirait-il même d’un de nos auteurs favoris.
Mais qu’est-ce qui serait le pire, me demandé-je ? Que soit expurgée la paternité de mes propres lignes (tripes / coeur / vécu… en bref : mes enfants) ? Ou qu’on me rende mère d’une pensée que je n’ai jamais eue, que je me reconnaisse en elle ou pas ?
Serait-ce si grave, de se retrouver dans la position d’Huxley  du moment que la pensée demeure intacte ?  Ne se fout on pas que les crédits ‘sautent’, du moment que le message circule avec un minimum d’altérations ?
Quel est l’aspect, à cet aune, qui est le plus important ? Le nom (droit du sang), ou l’idée (droit du sol) ?

Je viens de ces temps où la rigueur exigeait, férule au poing, que tout citateur vérifie ses sources, et n’attribue pas la tunique de Jacques à Paul, ni ne boutonne sa propre chemise en biais. Une source inexacte, me dit ma classique éducation, n’est pas source du tout.
Et pourtant, oui, l’idée reste belle, pertinente, valide, même sous un manteau usurpé. Elle y gagne, sans doute, un lustre qui n’a pas lieu d’être, en empruntant la toge d’un illustre prédécesseur, et en particulier, dans l’exemple qui forme l’axe de ma songerie, concernant Huxley.
On est visionnaire, par définition, lorsque l’on voit longtemps par avance les rouages du futur. Nettement moins quand ce futur n’est plus que l’actualité assise (crasseuse, en haillons, et ayant tenu toutes ses chassieuses promesses) sur le pas de notre porte.
Peut-on, quel que soit le cas de figure, séparer une citation de son contexte, dont l’auteur et la temporalité de celui-ci forme le socle ?
Une citation mal attribuée ne devient sans doute, à ce stade, qu’une punchline particulièrement impactante, d’autant plus si on la dote d’un imprimatur adéquat (Huxley, ce *visionnaire*).

Finalement, en attribuant ainsi à Huxley les lignes de ses successeurs, y compris lorsque ses derniers se recommandent et s’inspirent ouvertement de lui, ne tombe-t-on pas précisément dans la manipulation des esprits et la propagande que l’auteur brocardait ?
Si on le fait inconsciemment, faute d’avoir vérifié dument ses sources, les effets n’en sont-ils pas tout aussi délétères ?
Que ce soit volontairement ou involontairement, on n’en trompe pas moins le chaland.
La poire peut sembler juteuse ( = qu’importe, si l’idée est *valide* ?) mais elle n’en est pas moins vérolée.
Le seul fait que ce floutage aboutisse peu à peu à mésestimer l’importance des sources exactes en cédant toujours davantage à l’immédiateté, à la rapidité, à la facilité, voilà bien après tout le problème : l’induction, propre à s’établir en norme, d’un défaut capital de méthodologie.
Au bout de ce chenal, la paresse nous susurre que ce n’est pas si grave, de propager une information non-vérifiée, pourvu qu’on le fasse vite (i.e. avant le voisin). « On s’en fout de qui l’a dit, puisque que quand même c’est vrai. »
Oui… et non. Car la majorité des fakes news se transmettent aussi sur ce même système.
Et nos esprits ont ce (pas si petit) glitch : prendre tout et n’importe quoi pour argent comptant, du moment qu’un rédacteur (censément honnête et responsable par essence — hum) l’a publié, et que x centaines ou milliers de répétiteurs l’ont répercuté.
Une bêtise émise et répercutée mille fois prend ainsi le visage de la vérité. Et, évidemment, rien ne saurait être plus faux.
Nous sommes ici, véritablement, oui, en plein Meilleur des Mondes.
Ce schéma peut aisément mener à faire dire à Huxley ce qu’il n’a pas dit, ce que d’autres ont dit, et in fine… ce qu’il ne voulait surtout pas dire.
À faire de lui, en somme, non plus l’auteur mais un personnage de son propre roman. Un outil de manipulation des foules et de propagande comme un autre. Et ne serait-ce pas le comble de tout, dans ce cas d’espèce ?

C’est par cet aliasing dans la transmission mécanique des données par des esprits formatés qu’Huxley aura alors, à la fin, dépassé sa propre invention en étant avalé par elle.

Nous avons outrepassé, par notre désir de haute vélocité, toutes les bornes frontalières à la fois de la science, et de la fiction.

 

 

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